MARDI.
Lecture.
Le Crime de Sylvestre Bonnard (Anatole France, Calmann-Lévy, 1881, rééd. Gallimard in “Œuvres I”, Bibliothèque de la Pléiade n° 315, 1984; 1476 p., 54 €).
En général, j’aime bien, lorsque je m’attaque à un auteur, découvrir ses œuvres dans l’ordre chronologique. D’où mon goût pour la Pléiade, qui propose cette lecture et permet de suivre l’évolution d’un écrivain. Ainsi, avant de m’attaquer à ce Crime, j’avais lu en janvier dernier Jocaste et le Chat maigre, premier titre de ce volume. Problème : quand j’ai voulu relire la notule consacrée à ce roman, je me suis aperçu que, par manque de temps ou d’inspiration, je m’était contenté d’en signaler la lecture, sans aucune précision. Deuxième problème : je n’ai gardé aucun souvenir de l’histoire racontée, ni de la façon dont elle est racontée. Tout ce que je me rappelle, c’est que ce fut une découverte agréable, comme le fut celle de ce Sylvestre Bonnard. Je le constate depuis un bon moment : les livres, les films aussi d’ailleurs, glissent sur moi sans marquer ma mémoire, j’oublie au fur et à mesure ce que je vois et ce que je lis. Depuis bien longtemps, je ne suis plus capable d’apprendre un poème ou une chanson. Aujourd’hui, si j’ai à copier un numéro de téléphone, je ne peux le faire que de façon fractionnée, il m’est impossible de retenir les six chiffres d’un coup (ah bon, c’est huit ? dix ? j’avais oublié). Je croise dans la rue des jeunes gens qui furent mes élèves jusqu’en juillet dernier et dont je suis incapable de retrouver le nom, alors que je peux réciter in extenso la liste de ceux qui me furent confiés lors de ma première rentrée scolaire en tant que professeur en septembre 1982 au collège André Theuriet de Bar-le-Duc (Meuse). Si j’ai à ranger deux objets en même temps, je place très souvent l’un à la place qui était destinée à l’autre. Je suis obligé de réfléchir avant de décrocher le bon pistolet de carburant pour remplir le réservoir de l’auto mais pour l’instant, je n’ai pas encore oublié le code de ma carte bancaire. D’autres signes montrent que je n’imprime plus grand-chose de neuf dans ma cervelle, je ne m’en formalise pas mais j’y suis d’autant plus sensible que dans la famille, certains de nos aînés les manifestent de façon inquiétante. D’où l’importance des notules qui me servent de pense-bête, et des cahiers que je noircis chaque jour pour garder trace des événements les plus triviaux. Il ne fait aucun doute que j’aurai tout oublié de Sylvestre Bonnard et de la nature de son crime quand je reprendrai ce volume d’Anatole France. Je me demande si je ne ferais pas mieux de me contenter de lire et relire une même poignée de livres, de voir et revoir une même sélection de films, qui seraient à chaque fois pour moi une découverte.
MERCREDI.
Éphéméride.
“Denia. Sunday 16 [février 1919]. – Couldn’t stay any longer in Alicante : had worked too much and with too little interruption since the first days of January, so I went to see Don H. and told him I should go and spend Sunday in Benidorm. He said : you had better go to Denia; I know of a good inn there, and I’ll give you a word of introduction for the French Consul, etc. etc. So, yesterday, at about 41/2 p.m. I left calle Canalejas and Doña Pepita.” (Valery Larbaud, Journal)
Lecture.
“La Cité sans nom” (“The Nameless City”, Howard Phillips Lovecraft, 1921, Denoël pour la traduction française, rééd. in “Œuvres I”, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1991, traduit de l’américain par Yves Rivière; 1172 p., 31 €).
Nouvelle.
JEUDI.
Vie casse-gueule.
Marcher, marcher, il faut marcher. Il faut marcher le plus souvent possible pour solliciter le coeur, je m’y emploie sans réticence. Tiens, aujourd’hui, plutôt qu’aller acheter le pain dans le quartier, je me rends dans une boulangerie éloignée, ça fera bien une heure de marche au total, c’est ma dose. Pour le retour, je choisis des chemins de traverse, des sentiers rendus boueux par les pluies récentes. Trop boueux. Je vais passer par le talus pour éviter de ruiner mes pompes. Je glisse, tends le bras pour amortir la chute, m’étale dans la glaise. À ma droite, je découvre un truc inerte, bizarrement tordu, qui ne semble pas m’appartenir. C’est mon bras, je le reconnais à la manche du manteau. Je ramasse la chose, tire dessus violemment histoire de remboîter les morceaux au cas où – j’ai vu des films. Après avoir poussé quelques hurlements dans le vide, je repars. La pharmacie n’est pas loin, Caroline ne travaille pas aujourd’hui – elle est au chevet de sa mère, il y a des périodes comme ça – mais une de ses collègues s’occupe de moi, me nettoie, me passe un coude au corps et me conduit aux urgences. Sur place, on fait des radiographies, la manipulatrice me conseille de ne pas regarder, je jette un oeil, ce n’est plus un bras mais un beau jambon de Bayonne. Le médecin qui examine les clichés pense à une fracture à cause de la présence de sang dans l’articulation mais ne parvient pas à la localiser. Il faudra revenir demain pour passer un scanner. Caroline et Alice me récupèrent et je rentre at home un rien groggy. Le sommeil est long à venir, je pense aux échéances prévues, au déplacement à Bordeaux, à l’impossibilité de conduire qui m’éloigne de mes parents, ceux-ci nécessitant une attention constante. Je n’ai même pas la consolation de prétendre que je me suis fait ça en skiant aux Arcs ou aux Deux-Alpes, ce qui conférerait une certaine noblesse à ma blessure. Avouer que je me suis vautré lamentablement dans le ravin de Courcy manque un peu de panache.
VENDREDI.
Vie sanitaire.
Retour à la clinique pour le scanner. Le médecin me rassure : pas de fracture, juste un “volumineux hématome du muscle biceps brachial d’environ 60 x 45 mm en axial”, ce qui suffit à mon bonheur. Le pire est évité mais il y en a pour un mois. En attendant, le jambon de Bayonne tourne gentiment à l’aubergine de concours agricole.
Le cabinet de curiosités du notulographe.
C’est marqué dessus.
Deyvillers (Vosges), photo de Caroline Didion, 29 mai 2021
SAMEDI.
Films vus.
- Les Vacances de Monsieur Hulot (Jacques Tati, France, 1953)
- The Boy Behind the Door (David Charbonier, Justin Powell, É.-U., 2020)
- Les Pépées font la loi (Raoul André, France, 1955)
- Sous les étoiles de Paris (Claus Drexel, France – Belgique, 2020)
- Moby Dick (John Huston, R.-U., 1956).
L’Invent’Hair perd ses poils.
La Gacilly (Morbihan), photo de François Golfier, 18 janvier 2020
Poil et pellicule.
HHhH (Cédric Jimenez, France – Belgique – R.-U. – É.-U. – Allemagne – Hongrie, 2017)
DIMANCHE.
Vie notulaire.
Je tape de la main gauche un message signalant l’interruption momentanée des notules. Pas de notules, pas de parents, pas de monument aux morts, je laisse couler et demande à Alice de me faire découvrir une série. Moi qui ne pratique pas ce sport, j’avale à la suite trois épisodes de Black Mirror, inerte, vidé, béat.
Lecture.
Porca miseria (Tonino Benacquista, Gallimard, coll. Blanche, 2022; 208 p., 17 €).
Benacquista s’est bien assagi depuis ses débuts à la Série Noire, ses polars issus de ses expériences dans les petits boulots exercés pour gagner sa croûte. En passant dans la collection Blanche, il est devenu un romancier plus traditionnel mais toujours talentueux. Le voici aujourd’hui rendu à l’autobiographie, à écrire ses Ritals à lui, ses souvenirs de fils d’émigrés italiens. L’exercice est sans surprise, souvenirs familiaux, scolaires, éveil – difficile – à la littérature, montrant un auteur apaisé, installé, ayant vaincu ses tourments et ses démons. On le lit toujours avec plaisir.
MARDI.
Vie de transit.
Caroline doit s’appuyer toute la conduite sur la route de Bordeaux, aussi faisons-nous halte à Vichy pour la nuit. Ici, on trouve du Vialatte dans les librairies et j’achète Les Fruits du Congo. Pas moyen de savoir cependant si le café “Au fidèle berger” doit son enseigne au titre de Vialatte.
MERCREDI.
Éphéméride.
“Dimanche 23 février. –J’ai eu le même plaisir à raconter aujourd’hui, à Marie Dormoy, comme hier , au “Fléau”, l’histoire des rendez-vous de masturbation Cassegrain-Contournet, à Courbevoie, quand j’avais quatorze ou quinze ans, dans un petit bois, à un tournant de l’avenue de la République.” (Paul Léautaud, Journal particulier 1936)
Vie aquitaine.
Nous retrouvons Lucie à Talence (Gironde). Son studio doit être libéré pour la fin de la semaine et il s’agit de rapatrier l’enfant et ses possessions. Inutile de dire que je ne serai pas d’une grande utilité pour les opérations de manutention. Mais ce déplacement est aussi, ne le cachons pas, une fuite devant une situation locale qui devient plus difficile à maîtriser de jour en jour, et je ne parle pas de mes cabrioles. Espérons que nous y rechargerons suffisamment nos accus pour y faire face à notre retour. Il y a ici du vin frais, du mimosa, des jonquilles, des papillons, des cris de grues en vol de nuit qui sont de bons ingrédients de départ.
Lecture.
Traverser la nuit (Hervé Le Corre, Payot & Rivages, coll. Noir, 2021; 320 p, 20,90 €).
La France, disait je ne sais plus qui, ne peut accueillir toute la misère du monde. Toute cette misère, Hervé Le Corre fait le pari de l’accueillir dans son livre. Tous ses personnages, victimes, criminels, enquêteurs, sont les réceptacles de toutes les avanies du monde moderne : solitude, misère, violence déclinées sous toutes leurs formes. La noirceur choisie tourne à l’accumulation de tares et d’obstacles et la compassion demandée au lecteur dépasse ses capacités. Malgré un final inattendu qui sauve un peu la mise, il faut bien se rendre à l’évidence : trop de noir tue le noir.
JEUDI.
Vie sanitaire.
La douleur et la gêne occasionnées par le muscle mâché s’atténuent. J’arrive maintenant à porter des objets essentiels (rasoir, brosse à dents, fourchette) à hauteur de mon visage. L’écriture, sur papier et sur écran, redevient possible. J’en profite pour faire un peu de courrier et rattraper le retard dans la rédaction des notules, qui devraient partir dimanche.
VENDREDI.
Le cabinet de curiosités du notulographe.
Aperçu d’une collection de Léon Noël.
Livres Hebdo n° 1309, 27 mai 2021
Renée Ventresque, La “Pléiade” de Saint-John Perse, Classiques Garnier, 2011
Lecture.
Eyrimah (J.-H. Rosny aîné, Éditions Léon Chailley, 1896 pour l’édition originale, rééd. Robert Laffont, coll. Bouquins, “La Guerre du feu et autres romans préhistoriques”, 1985; 722 p., 21,20 €).
SAMEDI.
Films vus.
- Contaminations (The Devil Has a Name, Edward James Olmos, É.-U., 2019)
- Playtime (Jacques Tati, France – Italie, 1967).
Lecture.
Le Réglo (Pierre Véry, Gallimard, 1935, rééd. in « Les Intégrales du Masque », tome 2, 1994; 980 p., s.p.m.).
L’Invent’Hair perd ses poils.
Ropraz (Suisse) photo de Jean Prod’hom, 31 mars 2012
Dijon (Côte-d’Or), photo de l’auteur, 27 août 2019
Poil et pellicule.
Le Syndrome de Stendhal (La sindrome di Stendhal, Dario Argento, Italie, 1996)
Bon dimanche,
Philippe DIDION
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